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« L’intelligence artificielle générative crée plus de métiers qu’elle n’en élimine »

L’expert de la tech américaine Georges Nahon estime, dans une tribune au « Monde », que le succès de ChatGPT créera plus d’emplois qu’il n’en détruira.

Par Georges Nahon (Ancien directeur du centre d’innovation d’Orange à San Francisco)

Tribune publiée dans Le Monde le 02/04/2023

L’exceptionnelle accélération des progrès de l’intelligence artificielle (IA) et la rapidité fulgurante de son adoption par des millions de gens en un temps record, grâce notamment à ChatGPT et au lancement de GPT-4, une nouvelle version sortie à la mi-mars avec des améliorations considérables, amènent de nombreux observateurs à poser à nouveau une brûlante question : est-ce que l’IA remplacera, déplacera ou créera de nouveaux emplois ?

Au début 2023, la vague d’environ 200 000 licenciements qui a touché le secteur de la technologie aux Etats-Unis, notamment dans la Silicon Valley, a été attribuée à la crise économique et géopolitique mondiale, et au surrecrutement intervenu pendant et juste après la pandémie du Covid-19. L’IA était donc hors de cause.

Mais, d’ici à 2025, estime le Forum économique mondial, l’IA remplacera quelque 85 millions d’emplois, tandis que 97 millions de nouveaux emplois seraient créés sur la même période grâce à l’IA. Selon le cabinet de conseil PwC, l’IA sera responsable d’une augmentation de 14 % du produit intérieur brut de l’Amérique du Nord d’ici à 2030.

Sam Altman, président d’OpenAI, l’entreprise qui a développé ChatGPT, s’inquiète de la rapidité avec laquelle certains emplois seraient remplacés dans un proche avenir. Une nouvelle étude d’OpenAI publiée en mars estime que ChatGPT et les futurs outils « génératifs » qui en dérivent pourraient avoir un impact sur la moitié des tâches accomplies par environ 19 % des travailleurs aux Etats-Unis. Et 80 % verraient au moins 10 % de leurs tâches affectées par ChatGPT.

De nouvelles compétences

Rappelons toutefois que l’utilisation d’outils logiciels comme Excel a rendu le travail des comptables plus efficace, leur permettant de se concentrer sur des tâches plus complexes qui nécessitent leur expertise spécifique. Excel n’a pas réduit le besoin de comptables, mais a amélioré leur efficience. Et le nombre de comptables a augmenté aux Etats-Unis.

En réalité, l’adoption généralisée de l’IA exigera de nouvelles compétences techniques et non techniques. L’IA générative a un impact visible dans les domaines créatifs tels que la musique, l’art et l’écriture. Ce qui crée de nouveaux rôles, tels que ceux de spécialiste du contenu généré par l’IA, conservateur d’art IA et producteur de musique IA. Un autre domaine exigeant de nouvelles compétences est celui des services commerciaux, notamment avec les chatbots [robot conversationnel en ligne] et les assistants virtuels alimentés par l’IA.

L’IA générative change aussi la nature des emplois existants. Par exemple, les comptables peuvent maintenant utiliser des systèmes alimentés par l’IA pour automatiser de nombreuses tâches, libérant ainsi du temps pour d’autres tâches plus stratégiques. De même, les médecins peuvent utiliser des systèmes alimentés par l’IA pour analyser les données des patients et identifier les risques potentiels pour la santé. L’impact est aussi très significatif dans le monde du droit.

Mais une nouvelle compétence critique, transverse à tous les secteurs, pourrait bien être la capacité à savoir « parler » efficacement aux IA. Pour l’instant, ce processus implique l’écriture de demandes – ou, dans le langage technologique, une « ingénierie des invites » (« prompt engineering » en anglais). Pour que les IA produisent, il faut en effet savoir les guider finement vers le résultat souhaité.

L’informatique, domaine le plus impacté

Les ingénieurs de « prompts » auront besoin de solides compétences pour dialoguer avec un mix de disciplines – linguistique, psychologie, histoire de l’art, sécurité informatique, philosophie… – qui permettent de comprendre l’apprentissage profond qui sous-tend ces modèles. On voit déjà apparaître aux Etats-Unis des propositions d’emplois très bien payés dans le domaine de l’IA pour des « ingénieurs de prompts », avec une fourchette salariale allant de 175 000 à 335 000 dollars annuels (environ 161 000 à 308 000 euros).

Reste que le domaine qui sera le plus impacté par l’IA sera l’informatique, car l’IA, elle-même produit de l’informatique, dépend fortement de l’expertise des informaticiens pour développer, déployer et maintenir des systèmes alimentés par l’IA. « C’est le début d’un nouveau paradigme logiciel où l’on dispose d’une interface unique pour demander à l’IA d’exécuter une requête sur un nombre quelconque de systèmes et synthétiser les réponses d’une manière lisible par l’homme », tweetait le 24 mars Aaron Levie, le PDG de Box, société de la Silicon Valley. Un article publié par des chercheurs de Microsoft et du MIT en février révèle que les développeurs de logiciels utilisant l’IA étaient capables d’effectuer des tâches 55,8 % plus rapidement que ceux qui ne l’utilisaient pas.

Un rapport de McKinsey met toutefois en lumière un autre défi que l’industrie de l’IA devra affronter : celui de la diversité. La proportion moyenne d’employés des équipes d’IA des organisations interrogées qui s’identifient comme des femmes n’est que de 27 %. La proportion moyenne de minorités raciales ou ethniques est similaire : 25 %. Aux Etats-Unis, les femmes n’occupent actuellement que 26,7 % des emplois liés à la technologie. Les entreprises technologiques de plus de dix mille employés n’emploient que 26,2 % de femmes.

Au final, bien que l’IA puisse créer de fortes perturbations sur le marché de l’emploi à court terme, l’impact à moyen terme devrait être positif. L’IA générative crée plus de métiers qu’elle n’en élimine, et accroît l’attractivité de ces nouveaux métiers pour les demandeurs d’emploi. Il ne devrait donc pas y avoir de révolte de canuts contre l’IA…