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La reconnaissance faciale, des promesses et des risques

En matière de libertés publiques et de vie privée, les applications de la reconnaissance faciale ne se valent pas. Alors que le gouvernement pourrait travailler bientôt sur le sujet, l’ampleur des enjeux requiert la plus grande attention.

Par Martin Untersinger (Journaliste au journal Le Monde)

Article publiée dans Le Monde le 20/02/2020

Depuis plusieurs mois, la reconnaissance faciale agite industriels, responsables politiques et organisations de défense des libertés. Elle fait partie des « nouvelles technologies qui peuvent contribuer à renforcer notre sécurité » à condition de « trouver un équilibre » avec les « libertés rigoureusement protégées », a encore tout récemment rappelé le ministre de l’intérieur, Christophe Castaner.

La reconnaissance faciale évoque un imaginaire dystopique, riche et effrayant. C’est en effet une technologie particulière, qui pousse la vérification de l’identité jusque dans ce qui nous définit, les traits du visage. En numérisant – possiblement à notre insu – un trait inaltérable, elle pose des questions fondamentales en matière de libertés publiques. Cette technologie complexe n’est cependant pas monolithique et peut être utilisée de bien des manières, avec des enjeux très variables en matière de vie privée.

Certains usages – permettant principalement d’authentifier une personne, c’est-à-dire de comparer un visage à un seul gabarit, la traduction numérique d’un visage, pour voir si les deux correspondent – sont déjà entrés dans les habitudes. Nombre de téléphones récents peuvent être déverrouillés en présentant simplement son visage face à l’écran.

Certaines entreprises (banques ou locations de véhicules en ligne) vérifient l’identité de leur nouveau client en comparant un selfie qu’il réalise avec la photo de son titre d’identité. Le passage de la frontière dans certains aéroports français peut être effectué à travers un portique comparant le visage du voyageur à celui stocké dans son passeport.

C’est aussi, schématiquement, le fonctionnement de l’application Alicem, actuellement testée par le ministère de l’intérieur. Cette application, qui doit permettre de s’identifier sur certains sites, notamment de service public, compare le selfie de l’utilisateur avec sa photo de passeport pour attester son identité.

Parfois, la reconnaissance faciale permet d’identifier une personne inconnue en la comparant à une base de données existante. Facebook propose aux utilisateurs d’être avertis dès qu’une nouvelle photographie où ils figurent est postée. Dans une autre sphère, c’est aussi le cas du fichier « traitement d’antécédents judiciaires » (TAJ), que les enquêteurs peuvent interroger avec une image pour identifier un suspect. Une pratique limitée, contrairement aux Etats-Unis, par exemple, où elle est quotidienne.

Le diable se cache dans les détails

Certaines entreprises sensibles peuvent utiliser la reconnaissance faciale pour contrôler les accès à leurs locaux. Cette identification était aussi au cœur de l’expérimentation menée en février 2019 au carnaval de Nice : des volontaires étaient repérés automatiquement dans une foule filmée – et consentante.

A l’étranger, d’autres pratiques vont plus loin encore. En Chine, acteurs privés et publics appliquent la reconnaissance faciale dans toutes les sphères de la vie des habitants, jusqu’à la reconnaissance à la volée d’une personne marchant dans la rue. Londres s’apprête à déployer à son tour ce dispositif orwellien. Aux Etats-Unis, une start-up propose aux forces de l’ordre une base de données qu’elle a créée en utilisant les photos des utilisateurs des réseaux sociaux, permettant aux policiers à travers le pays d’identifier quasiment n’importe qui.

Ces exemples montrent la diversité des applications de la reconnaissance faciale, qui en matière de libertés publiques et de vie privée ne se valent pas. Comme souvent pour les technologies numériques, le diable se cache dans les détails.

L’utilisateur dispose-t-il, sur un support qui lui appartient – un téléphone par exemple – du gabarit de son visage, stocké de manière à ce qu’il soit inaccessible à des tiers et protégé ? Peut-il à tout moment le supprimer ? Ce dispositif, qui permet le déverrouillage de certains téléphones, limite nettement les possibilités d’abus.

Au contraire, les traits du visage sont-ils transférés et analysés ailleurs, où l’individu n’a aucun contrôle ? C’est le cas d’Alicem, pour laquelle la comparaison n’est pas faite dans l’application, mais sur un serveur tiers, ce qui suppose l’envoi sur ce dernier du gabarit biométrique. Une fois la comparaison effectuée, le gabarit du visage est-il supprimé – c’est en tout cas la promesse d’Alicem ? Ou bien est-il conservé pour une durée plus ou moins longue ? Si tel est le cas, les données biométriques sont-elles conservées de manière sécurisée ?

Un taux d’erreurs irréductible

La question de la finalité de l’utilisation de la reconnaissance faciale est aussi déterminante : s’agit-il de filtrer les entrées d’un lycée ou de lutter contre le terrorisme ? Suppose-t-elle l’analyse de visages de personnes consentantes seulement, ou bien de toute personne qui aurait la malchance de passer dans la rue devant une caméra dotée de reconnaissance faciale ? S’agit-il d’une reconnaissance a posteriori, par exemple sur des bandes de vidéosurveillance, dans le cadre d’une enquête judiciaire, ou bien d’une identification en temps réel par des agents de police municipaux ?

Toutes ces interrogations doivent aussi inclure des questions inhérentes à la technologie, qui comporte un taux d’erreurs irréductible. Faut-il paramétrer le système pour qu’il n’identifie que les individus à un degré de certitude très élevé, au risque de rater la personne recherchée ou, au contraire, décider que l’algorithme sera plus tolérant et donc auteur de dommageables fausses alertes ? Quels sont les biais de l’algorithme utilisé, quelles données ont été utilisées pour le faire « apprendre » ?

Alors que le gouvernement pourrait prochainement travailler sur le sujet, cette liste d’inconnues, non exhaustive, souligne le caractère ultrasensible de la reconnaissance faciale et l’ampleur de ses enjeux en matière de libertés publiques. A manier avec la plus grande précaution.